L’éducation au défi de l’IA : “Il faut mettre fin à l’illusoire formation par le numérique”

Créé à la suite des Assises de l’attention en 2024, le collectif Éducation numérique raisonnée regroupe aujourd’hui près de trente enseignants et personnels de direction. Son objectif : faire remonter la réalité du terrain auprès des pouvoirs publics, sans céder au fatalisme ou à l’alarmisme pur. Son credo : la technologie numérique est indispensable pour renforcer l’efficacité des adultes dans leur activité professionnelle, mais elle est toxique lorsqu’elle vient parasiter les apprentissages des enfants et adolescents, notamment en augmentant leur temps d’écran. Travaillant actuellement à la rédaction d’un manifeste sur l’IA et l’éducation, le collectif Éducation numérique raisonnée nous livre ses réflexions, en cette veille de rentrée scolaire, sur les enjeux de l’utilisation de l’IA générative par les élèves.L’école et l’université n’échappent pas au séisme sociétal provoqué par l’IA générative. Depuis quelques mois, élèves et étudiants y ont massivement recours pour déléguer leurs travaux de réflexion et de rédaction. Ce constat provoque une réelle crise de sens pour les enseignants : peut-on encore faire réfléchir les élèves par eux-mêmes lorsqu’ils ont un accès illimité, gratuit et quasi instantané à un assistant virtuel qui court-circuite toute tentative de réflexion personnelle ?De fait, les élèves pensent qu’en demandant à l’IA générative de faire leur travail à leur place, ils iront plus vite et plus loin. C’est un leurre. Certes, l’IA leur économise le temps long et l’effort laborieux de l’apprentissage, mais elle leur ôte par là les moyens de progresser : c’est précisément le temps passé à chercher, imaginer, essayer, se tromper, corriger qui leur permet de forger des compétences solides. Au contraire, les algorithmes qui produisent un ersatz de pensée n’ont rien à voir avec le tâtonnement de l’intelligence humaine. Quoi que l’on pense de ses performances, l’IA générative ne travaille que sur l’écume de l’intelligence, sur son résultat final. Elle fragilise le développement cognitif des jeunes, tout comme les réseaux sociaux mettent à mal leur santé mentale. De même que les réseaux sociaux leur donnent le sentiment de communiquer alors qu’ils renforcent leur solitude, l’IA générative leur donne l’impression de produire une réflexion alors qu’elle s’y substitue. Compte tenu de cet usage abusif et de plus en plus systématique de l’IA, nos élèves ne fournissent plus les efforts inscrits dans la durée qui leur permettent de se nourrir intellectuellement et de se construire.Plus grave encore, l’IA générative, telle qu’ils l’utilisent, mine leur confiance en leurs propres capacités, les empêchant d’accéder à une juste connaissance de soi. Comment pourraient-ils savoir de quoi ils sont capables s’ils n’essayent plus par eux-mêmes ? De fait, ils se sentent de moins en moins aptes à réaliser des tâches complexes puisqu’ils n’en ont plus l’habitude. C’est pourquoi, si nous les laissons utiliser cet outil sans garde-fou, nous les exposons à un effondrement intellectuel et psychique dont nous voyons déjà les signes au quotidien : perte de confiance, mésestime de soi, dépendance cognitive, inaptitude à détecter les fake news ou encore incapacité à lutter contre la manipulation intellectuelle et les discours simplistes. L’étude du MIT, qui montre les dégâts causés par les LLM (1) sur le cerveau, corrobore nos observations du terrain.Devant ces risques, l’enjeu éducatif est majeur. Nous ne pouvons pas ignorer l’utilisation de l’IA par nos élèves, mais nous ne saurions renoncer à notre ambition de former leur intelligence humaine. Il nous faut donc les accompagner vers un usage éclairé de l’IA, pour qu’elle augmente leurs capacités intellectuelles au lieu de les atrophier. Tout l’enjeu est là. Dans son document de cadrage, l’Éducation nationale tente de dessiner ce que serait ce bon usage. Elle propose des conseils généraux de bon sens, mais apparaît démunie devant l’usage réel que les élèves font de l’IA – à savoir se décharger de leur travail. De fait, pour les devoirs à la maison, il est techniquement impossible de les empêcher d’utiliser des contenus générés par l’IA. Devant cette réalité, l’Éducation nationale acte le choix de faire de l’IA un support d’apprentissage en autorisant, à partir de la quatrième, « l’utilisation pédagogique des IA génératives par les élèves, encadrée, expliquée et accompagnée par l’enseignant ».Cependant, accepter que le cerveau humain en formation s’appuie sur des résultats générés par l’IA, même retravaillés, est dangereux à double titre. D’une part, cette démarche menace la créativité des élèves parce qu’elle les conforte dans l’idée que, devenue incontournable, l’IA fournit la matière de base requise avant toute réflexion humaine, en gommant la singularité et la diversité de leurs propres cheminements. Elle stérilise leur imagination car elle les prive de ce moment éminemment productif qu’est celui de la page blanche. D’autre part, cette démarche demande aux élèves une prise de recul dont ils ne sont souvent pas capables. Pour passer au crible de l’esprit critique les résultats générés par l’IA, il faut au préalable avoir appris à les produire soi-même. Qu’est-ce que l’esprit critique, si ce n’est la lente maturation de la pensée, forgée par la lecture, les interactions et la transmission des savoirs ? Critiquer un travail fini suppose de s’appuyer sur des connaissances dont l’acquisition ne peut être déléguée à une intelligence artificielle.Ainsi, en distillant l’usage de l’IA dans toutes les disciplines, nous menaçons la créativité et la capacité de compréhension des élèves. S’il est pertinent de leur proposer une formation au numérique, il faut mettre fin à l’illusoire formation par le numérique. Il convient alors de former les élèves à l’IA via un enseignement dédié et, pour les autres matières, de leur faire comprendre la nécessité de ne pas céder à la facilité qu’elle leur offre. Pour qu’ils en soient convaincus, nous devons réinventer une éducation qui valorise la joie de créer, le goût de l’effort et l’importance de l’erreur. Nous avons besoin de l’aide de tous les éducateurs, parents et enseignants, pour assumer un discours cohérent à ce sujet, et le soutenir par un usage raisonné des outils numériques, à l’école et pour l’école. Mû par cette conviction, notre collectif d’enseignants Éducation Numérique Raisonnée travaille à la rédaction d’un manifeste sur l’IA et l’éducation. Nous appelons tous les professionnels de l’éducation à se joindre à notre réflexion.

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