Monsieur le Premier Ministre,
Attentifs à vos dernières déclarations suite à la publication du classement Pisa, nous espérions que vos propositions visant à un « choc des savoirs » répondraient au sursaut collectif que vous avez appelé pour prévenir la catastrophe sanitaire et éducative qu’entraîne la surexposition aux écrans des enfants et des adolescents.
Nous, professeurs et membres de la communauté éducative, constatons sur le terrain la catastrophe sanitaire que cette surexposition aux écrans provoque chez nos élèves. Leur temps d’écran en constante augmentation crée des troubles du langage et du développement. Via les réseaux sociaux, ils sont exposés de plus en plus jeunes à des contenus violents inadaptés et au cyberharcèlement qui perturbent leur équilibre affectif et fragilisent leur santé mentale. Enfin, comme leur temps de veille passive devant les écrans ampute leur temps de sommeil, ils viennent en classe fatigués, en proie à des difficultés de concentration croissantes.
Il nous faut reconnaître la responsabilité de l’école dans l’amplification d’un phénomène lié aux bouleversements technologiques de notre société. En faisant des TIC (Technologies d’information et de communication) moins un objet d’enseignement qu’un moyen d’enseignement, en multipliant les injonctions à recourir aux ENT (Espaces Numériques de Travail) et en équipant massivement les élèves d’objets connectés (tablettes, ordinateurs), notre institution favorise l’augmentation du temps d’écran pour les élèves. En classe comme à la maison, ils doivent désormais consulter les manuels scolaires numériques, vérifier le travail à faire sur des cahiers de texte virtuels, et effectuer des activités collaboratives sur diverses applications.
Dans certains cas, le numérique peut être un outil utile et parfois nécessaire, notamment lorsqu’il est au service des élèves à besoins éducatifs particuliers nécessitant des aménagements spécifiques. En revanche, la* pratique déraisonnée du numérique conduit selon nous à une catastrophe éducative :
– La réalité du numérique comme outil pédagogique n’est pas adaptée aux contraintes d’apprentissage de l’élève. En confondant le travailleur adulte et l’élève adulte en devenir, sans prendre en compte la maturité de l’élève (anticipation pour charger la tablette, gestion des fichiers, dissipation sur des applications étrangères au cours), ni l’équipement des établissements et des foyers (fonctionnement du wifi, disponibilité d’imprimantes), on prive finalement certains élèves de supports réels de travail.
– L’invasion du numérique dans les pratiques d’apprentissage porte atteinte à la concentration de l’élève et à sa qualité d’écoute. Lorsqu’il sait que les devoirs sont consignés dans le cahier de textes virtuel et que le cours est téléchargeable à tout moment, l’élève n’a plus besoin d’écouter ce qui est dit en classe à l’instant présent ni de prendre des notes.
– L’idéologie du numérique éducatif empêche l’élève de développer le sens de l’effort indispensable à tout enseignement exigeant. En louant les bienfaits du numérique éducatif, l’Education Nationale a renforcé le principe d’une recherche immédiate du plaisir et de la récompense qui s’oppose au temps long et à l’intériorité nécessaires pour apprendre à lire, écrire et compter, comprendre les enjeux d’un texte complexe, résoudre un problème, construire un raisonnement personnel, ou enfin produire un écrit correctement formulé.
– Le recours au numérique éducatif à la maison crée un glissement vers des activités récréatives sur écrans, au détriment de la lecture. Les interfaces digitales, conçues pour être attractives et addictives, sont déviées de leur objectif pédagogique initial pour devenir un divertissement omniprésent. Ce phénomène amplifie la fracture numérique séparant les élèves de milieux favorisés, plus facilement préservés des écrans, de ceux qui y sont surexposés.
– La promotion du numérique éducatif ne permet pas aux élèves de mieux maîtriser les sciences numériques. Bien qu’équipés de tablettes ou d’ordinateurs, nos élèves ne savent pas pour autant utiliser convenablement les outils bureautiques, coder, ou exercer leur esprit critique dans leurs recherches en ligne.
Face à ce constat, nous appelons à l’adoption du plan d’actions suivant :
– Prescrire des manuels scolaires au format papier à la place des manuels numériques.
– Donner aux élèves le droit à la déconnexion en donnant les devoirs sur des agendas physiques et en leur permettant de travailler à la maison sans écran.
– Protéger les élèves contre les dangers liés à la surexposition aux écrans en englobant l’école dans une vaste campagne de prévention et de sensibilisation.
– Mettre en place une politique publique de financement des initiatives valorisant la lecture, la culture, le sport et les interactions sociales réelles, afin de
démocratiser l’accès aux divertissements extra-scolaires sans écran, et de
réduire ainsi la fracture sociale numérique.
– Faire du numérique un objet d’enseignement et non un moyen d’enseignement, en formant les élèves aux sciences numériques et à leurs enjeux sur des créneaux horaires dédiés, et en leur permettant de manipuler les outils sur du matériel affecté pour cela.
Confiants dans votre volonté d’instaurer avec nous une école se donnant les moyens d’élever le niveau général des élèves, nous nous tenons à votre disposition pour approfondir avec vous notre projet.
Collectif Education Numérique Raisonnée
* La phrase suivante , en italique dans la lettre, a été ajoutée le 13 mars 2024 : « Dans certains cas, le numérique peut être un outil utile et parfois nécessaire, notamment lorsqu’il est au service des élèves à besoins éducatifs particuliers nécessitant des aménagements spécifiques. En revanche, »